mardi 6 septembre 2011

[Chronique DVD] Prime Cut de Michael Ritchie : Classicisme, réalisme et surréalisme


Synopsis : À Chicago, Devlin (Lee Marvin), un homme de main réputé, est chargé de récupérer 500 000$ des mains de Mary Ann (Gene Hackman), qui dirige un abattoir au fin fond du Kansas. Dans cet univers rural, entre la graisse, la viande et le sang, Mary Ann a développé un commerce étonnant où le bétail prend la forme de jeunes filles nues et droguées.

La scène d’ouverture, celle du générique, résume parfaitement l’ambivalence magnifique du film : dans un style documentaire qui décrit les chaines de productions de l’abattoir – où l’on voit comment l’animal est réduit en steak haché –un bout de fesses humaines apparaît sur la chaine de découpe. La séquence se pare déjà d'un aspect surréaliste où le corps humain est réduit en saucisse à hot-dog.
À la fois caustique et sérieux, Prime Cut, réalisé en 1972, jongle avec les "genres" : du film noir classique (la posture melvilienne de Lee Marvin) au style réaliste quasi-documentaire (la description de l’abattoir, la séquence de la foire) inaugural préfigurant celui de Massacre à la tronçonneuse, le film évoque aussi donc un certain surréalisme buñuelien : il y a la séquence d’ouverture bien sûr, mais aussi la foire aux bestiaux où les bœufs sont remplacés par des femmes nues ou encore la séquence du diner entre Devlin et Poppy (Sissy Spacek) où celle-ci porte une robe verte transparente en plein restaurant chic. De part ce mélange des styles, le film est un de ces chainons manquant entre le cinéma classique et le nouvel Hollywood.

Le cinéma classique c’est, dans le film, le héros, Lee Marvin : quasi-muet, ne parlant qu’en punch-lines efficaces, il incarne un héros qui maîtrise ses émotions, un gangster mais avec un code d’honneur, et est tout à fait professionnel. On pense immédiatement à la version des Tueurs de Siegel. Le voir interagir dans ce milieu réaliste (la fête foraine notamment, en pleine lumière naturel, filmé avec une caméra portée), ça évoque l’astronaute de 2001 qui à la fin du film découvre un nouvel univers, un nouvel environnement, où il faut tâtonner pour se repérer. En plein beauferie du Middle West, entre les tartes, les steak, les poulets rôtis et la purée, les fanions au couleurs du drapeau et la fanfare qui joue faux, Marvin garde une prestance d’un autre temps (qui fait d’ailleurs craquer la jeune Sissy Spacek).

Du nouvel Hollywood, c’est l’environnement, le décor, et comment celui-ci est filmé. Ici aussi, d’ailleurs, le film fait un grand écart, dans la thématique et le style qui évoque tout à la fois Deliverance de Boorman (réalisé la même année) que Les Moissons du ciel de Malick. Il y a d’un côté le sublime des décors du Middle West (les panoramiques sur les champs de blé, l’orage incroyable qui conduit la voiture de Devlin vers la ferme de Mary Ann) que le réalisateur prend le temps de filmer, et de l’autre l’inquiétante étrangeté du centre des États-Unis, qui cache un monstre : La nourriture omniprésente, les doigts pleins de gras, la viande, le jus, les tartes, la chair des visages rougeotte et moite, tous ça est filmé comme une horreur en plein jour. À ce titre, le film est presque plus ambigu que celui de Boorman en ce que les bouseux ne sont pas à la marge de l’image, cachés dans la forêt, mais au centre et à la lumière. Ce sont aussi les spectateurs et habitants : lors de la séquence de la foire, ces derniers assistent à un concours de tir à la dinde. Quand Devlin et Poppy traversent le terrain pour échapper à des tueurs armés, c’est toute l’audience qui rit et applaudi.

Une séquence décrit parfaitement ce grand écart. Cachés dans les champs de blé balottés par le vent, les deux héros tentent d’échapper aux tueurs de Mary Ann. Au loin une moissonneuse-batteuse rouge. Composition magnifique, la séquence se prête à la contemplation jusqu’à ce que la moissonneuse se transforme en prédateur qui cherche à avaler les protagonistes dans une autre séquence au ton légèrement surréaliste.
C’est aussi un désir de consommer sans fin, et quelle que soit l’horreur des méthodes de production, qui est montré du doigt, ce que dit à ce titre un plan de la séquence de la moissonneuse-batteuse. Pour sauver son patron Devlin de la moissonneuse, son chauffeur – au volant d’une voiture – percute le devant la moissonneuse. Celle-ci, bien qu’abîmée, continue de faire tourner sa barre de coupe et avale tant bien que mal la voiture coincée dans ses lames, déchire le capot, mastique l’habitacle et recrache de l’autre côté ce qu’elle a digéré en cube : de la paille et des morceaux du moteur. La séquence renvoie à celle de la rencontre entre Devlin et Mary Ann : assis à un banquet, ce dernier mange sans s’arrêter. Devlin, qui attend qu’il se redresse, lui dit froidement : « Tu manges des tripes/you eat guts. » Mary Ann lui fait un clin d’œil et répond : « Je les adore ». Avec la séquence d’ouverture sur les saucisses faites à la viande humaine, c’est toute la nourriture dans le film qui apparaît suspicieuse. Et avec, tout le système de production industriel, celui qui permet de faire manger de l’humain à l’humain. Ce « Je les adore » et le clin d’œil, c'est le sourire méphistophélique de notre hyperconsommation capitaliste.

Le film, édité par Carlotta, bénéficie d’un transfert resplendissant issu d’un master HD. Les couleurs technicolor sont vives et respectent la beauté du film. En bonus, la bande-annonce US et une conversation entre Jean-Pierre Dionnet et Frédéric Schoendoerffer.

Disponible en DVD le 7 septembre 2011

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