samedi 27 décembre 2008

Prince des Ténèbres (Prince Of Darkness, 1987, John Carpenter) : Principe d'incertitude


La plongée dans les limbes de Catherine
(extrait issu du DVD © Studio Canal)


AVERTISSEMENT : Si vous n'avez pas vu le film, l'article révèle sa fin, dont une partie est illustrée dans la vidéo.


Dans Le Prince des ténèbres, John Carpenter fait cohabiter la religion et la science, non pas comme deux systèmes opposés, s'excluant l'un l'autre pour expliquer l'univers, mais comme deux outils complémentaires. La thèse du film est celle-ci : "Il est au cœur des choses", "il", c'est le mal, "le cœur des choses", les particules. Pour cette raison, l'Église, via le prêtre Loomis, invite des chercheurs en physique moléculaire, pour l'aider à combattre le mal, reclus dans un récipient dont l'étanchéité n'est plus assurée. Bien sûr, John Carpenter oblige, l'un et l'autre se révéleront inefficaces. Un détail est à cet effet intéressant : le héros, Brian, lorsque tous les personnages sont rassemblés pour comprendre ce qui se passe, manipule une carte à jouer, essayant de reproduire un tour de magie qu'il n'arrivait pas à effectuer, et qu'il réussi à l'énoncé de son hypothèse. Ce tour de magie réussi, c'est, nous dit peut-être Carpenter, la victoire du "truc", du trucage, de la manipulation qui cache "le cœur des choses", et qu'il faut dévoiler par la science pour effacer la superstition [1]. Mais c'est surtout, dans cette tentative réussie d'un tour de magie qui surprend même son auteur, la victoire malgré tout de l'effet, qui nous surprendra toujours, quelque soi notre rapport au monde, même ultra-rationaliste. Nous restons de grands enfants, éternellement émerveillés devant la magie, malgré la connaissance (ici du subterfuge). C'est en cela que la religion (fausseté de la croyance) et la science (qui n'empêche pas l'illusion) sont en échec dans le film, c'est intrinsèque à l'homme.
Face donc à l'échec de la foi et de la science, c'est seulement le courage d'un personnage, Catherine, qui sauvera l'humanité, via un sacrifice dont on ne sait pas s'il la conduira vers la mort, ou vers une damnation éternelle : Elle se jette sur la réincarnation du prince des ténèbres, qui face à un miroir (passage entre les deux mondes), tente de ramener son père sur Terre. Catherine se retrouve alors de l'autre côté du miroir, dans l'anti-monde [2], avec le prince des ténèbres et son père, l'anti-Dieu. On assiste ici à une image traumatisante : Catherine qui tend son bras vers la surface du miroir pour rejoindre son monde, espérant qu'à son tour on viendra la secourir, tandis qu'elle est entraînée vers le fond avec les monstres. Mais en réponse à cet espoir, le père Loomis brise le miroir pour empêcher définitivement le retour de l'anti-Dieu sur Terre, et donc le possible sauvetage de Catherine, au grand désespoir du héros. La question que pose le cri de Brian, face au miroir brisé, et le long silence qui lui succède, c'est : "est-ce qu'une humanité qui est prête à abandonner un des siens dans les ténèbres, pour sa propre survie, mérite cette survie ?" À la vision de la scène suivante, le dialogue entre le prêtre et le scientifique, le professeur Birack, on peut en douter tant la vanité du premier est un peu écœurante ("Je l'ai arrêté. Le futur est sauf maintenant"). À quel prix ? Et pour quel futur ?[3]

kc

[1] Il faut entendre comment Carpenter explique la Bible, en faisant du Christ un extraterrestre venu sur Terre, faisant d'une métaphysique quelque chose de très concret, et le mal une force subatomique contenu dans la matière, dans un état superposé.
[2] Ici aussi, Catherine se retrouve condamnée à errer dans les limbes du hors champ, monde parallèle à celui des humains. Catherine, dont l'absence dans le champ dans la séquence finale se fait durement ressentir. Le miroir comme passage entre le monde des vivants et des morts et une citation avouée de celui de Cocteau.
[3] Le dernier message vidéo venant du futur laisse à penser que Catherine, debout devant l'église, est devenue la nouvelle incarnation de l'anti-Dieu.

mardi 25 novembre 2008

Diary Of The Dead (George A. Romero, 2008) : Des poissons rouges dans un bocal

Dernière apparition d’un être humain dans l’image avant la fermeture définitive
de la porte.

La vidéosurveillance au cinéma procède de la mise en abîme : dans le cadre de l’image filmique se trouve une autre image, celle de la vidéo. Parfois redondante, l’image de la vidéo rejoue dans son cadre ce qu’il y a à l’écran, en miniature, ce qui est dû à sa capacité d’enregistrer en direct. Elle est aussi caractérisée par la distance, que permet la télé-vision (« voir à distance »), moyen de savoir ce qui se passe ailleurs sans avoir à s’y risquer. Le veilleur se trouve donc protégé de ce qu’il surveille. Cette protection, c’est le refuge de fortune dans lequel s’enferment les héros de Diary Of The Dead à la fin du film, reclus dans une chambre forte avec poste de contrôle vidéo, et abandonnant tout le reste de la maison aux zombies, abandonnant aussi définitivement le champ aux monstres. Le film se termine sur ces images froides, bleues et désincarnées, désincarnation que l’on retrouve dans les silhouettes ahuries qui seules animent l’image désormais, et il semblerait, pour toujours. En fermant la lourde porte de la chambre forte, les héros, les derniers à résister, deviennent des damnés. Leur châtiment : quitter l’image (le lieu de l’action, le lieu de vie), fuir, pour devenir seulement des spectateurs (cachés dans les limbes du hors-champ) d'images mornes et ennuyeuses, a-fictionnelles. Malédiction de l’être contemporain et nouveau cercle de l’enfer [1], dont l’horreur insoutenable est de ne pouvoir faire que ça : regarder pour toujours un spectacle dont la pesanteur est digne de celui de poissons rouges tournant dans un bocal. Un spectacle proprement insignifiant.

KC

[1]
« S’il n’y a plus de place en enfer », il faut procéder comme une société : agrandir les locaux.

vendredi 31 octobre 2008

2010 : The Year We Make Contact (Peter Hyams, 1984) : Faire avec l’héritage Kubrick

2010 est la suite de 2001, l’odyssée de l’espace, où plutôt l’adaptation du livre d’Arthur C. Clarke (coauteur du scénario de 2001, dont il a tiré un livre et Kubrick le film), et qui à partir de 2001, a construit une tétralogie fabuleuse (2001, 2010, 2061, 3001).
Deux manières d’appréhender le film : en tant que film de SF autonome, et la plus évidente, comme une suite à un film de Kubrick, dont on peut penser qu’en amener une suite serait une gageure (Le fœtus cosmique va-t-il « téléphoner maison ? »).

Faire une suite à un film de Kubrick peut donc sembler un pari fou et même une hérésie. Pourtant, la force de 2010 est de ne pas essayer de faire du sous-Kubrick, de tenter de battre le maître sur son terrain, mais bien d’être un film de son auteur, Peter Hyams, déjà réalisateur, en 1978, de Capricorn One (un chouette film sur le trucage d’une expédition américaine sur Mars). La bonne idée de Hyams, c’est donc de faire le film comme il sait les faire. Plus proche du film de genre, d’une facture plus classique, le film s’éloigne du style 2001, avec ses formes originales de vaisseaux, ses longs moments de silence, de contemplation, et une narration elliptique complexe. Bien que Hyams cède à ces sirènes à quelques moments (l’apparition de Dave dans le Discovery, qui rejoue un peu difficilement la fin de 2001 et la merveilleuse séquence du vieillissement de ce dernier, effet qui ici n’a pas trop de justification ; le son de la respiration des astronautes et cosmonautes qui rythme leurs sorties spatiales ; la musique parfois), il s’en échappe dans le reste, et s'oppose au style de son prédécesseur : le design du vaisseau russe qui embarque la mission de secours, le Leonov, qui ressemble plus au Nostromo d’Alien, qu’au Discovery de 2001 ; l’action plus présente et au rythme plus soutenu (le suspense de la stabilisation orbitale autour de Io, l’échappée de Jupiter qui s’effondre sur elle-même) ; la prise en compte du contexte politique de la guerre froide. Surtout, il y a beaucoup plus de dialogues, ce qui humanise les personnages. Par ce fait [1], le film crée des moments passionnels qui pourraient difficilement être dans 2001 : par exemple la très belle séquence des adieux de Dave à sa femme restée sur Terre, par l’intrusion d’un signal télévisé, ou quand Flood et une cosmonaute, alors encore étrangers l'un de l'autre, se prennent dans les bras, pour trouver une chaleur face à la peur de la mise en orbite. Enfin, la « gueule » burinée, tanée de Roy Scheider, à elle seule, porte la figure du héros classique du cinéma de SF, une figure rassurante face aux dangers de l’inconnu (Roy Scheider, c’est celui qui a vaincu le requin des Dents de la mer en 1975).

Le personnage central du film est, de ce point de vue (celui de la transition entre Kubrick et Hyams), le Discovery, le vaisseau de 2001, resté en orbite autour de Io. Quand les astronautes rentrent pour la première fois dedans, le décor nous rappelle au film de Kubrick, devenu un vestige poussiéreux que l’on tente de ranimer afin de percer son mystère et celui du monolithe. Ce sont les costumes, accrochés au mur, restés à l’identique, la salle de contrôle cylindrique, bref les décors mis au point par Kubrick, et enfin HAL : on y est mais ce n'est plus pareil.
Si parabole il devait y avoir, elle serait à la fin du film : Quand le Discovery, et HAL se sacrifient pour réexpédier le Leonov vers la Terre. Le vaisseau de 2001 sert alors de démarreur, en consumant le peu de carburant qui lui restait pour renvoyer le Leonov, qui n’en avait pas assez, car partant d’une fenêtre de lancement avancée en urgence. Puis le Leonov se désengage du Discovery qui ne peut terminer son voyage avec la charge de ce dernier, l’abandonnant pour toujours à Jupiter. C’est sans doute ici que l’héritage de Kubrick est consumé et remercié, avec le Discovery, devenu une relique, qui a servi à donner l'élan salvateur au Leonov. Peter Hyams prend appui sur le récit que Kubrick avait magnifiquement amené à l’épuration métaphysique, pour repartir vers un film traité de manière plus intelligible (voir l’épilogue), pour faire son film. Le relai est passé, la cérémonial a eu lieu et le fantôme de Kubrick peut quitter le film.

La mise en scène se concentrant plus sur les relations humaines, le film creuse désormais une nouvelle idée géniale : montrer l’influence de conflits sur des personnages qui en sont infiniment éloignés, par des millions de kilomètres, et comment y échapper : comment le grandiose de l'univers finit par effacer cette bêtise
(en l’occurrence la guerre froide encore d’actualité à l’époque de la sortie du film). C’est une autre approche pour montrer la petitesse de l’Homme dans un si grand univers, plus terre à terre, mais tout aussi efficace. Dans cette veine, ce sont aussi les objectifs qui diffèrent : alors que dans 2001, l'expédition va au-delà de l'univers (la "métaphysique"), dans 2010, les personnages veulent juste rentrer sur Terre, à la maison. Question d'époque ? [2]
Un passage de témoin qui n'était pas facile, donc, et tenter le coup de faire un demi-tour n’était pas la moindre des choses, voire en soi, déjà une réussite.

kc

1. Dans 2001, les personnages ont l’air d’automates trop occupés par leurs tâches pour avoir des sentiments et rendent HAL plus humain qu’eux.
2. En 1968, année de sortie de 2001, les idéaux, et préoccupations n'étaient pas les mêmes qu'en 1984.



En aparté : Roy Scheider en short


Au passage, Roy Scheider est sans doute l'acteur à qui le short (court) sied le mieux (voir par exemple 2010, Jaws, Jaws 2, Seaquest). Le short, porté par lui, est comme une promesse d’harmonie d’un homme bien dans son corps, et plus ancré que n’importe qui d’autre dans la Nature. En effet, il a joué assez souvent le rôle d’homme qui s’intéresse aux grands espaces (l’Océan, le système solaire) plutôt qu’aux problèmes « humains » créés par ces derniers (par exemple son désintérêt dans 2010 pour la guerre froide sur le point d’exploser), et qui réclament une certaine diplomatie, et donc un style vestimentaire plus strict. Son teint mat et son corps sec, que révèle son style « balnéaire » (le short) donne l’impression de voir un homme sculpté par les éléments desquels il est en contact quasi-permanent (l’eau salée, le vent, les rayons solaires), et nous rappelle notre condition relationnelle et vitale à la Nature (l’ensoleillement, l’eau, l’oxygène, etc.). Il est l'incarnation de cette idée que nous sommes composés de « poussières d'étoiles ».

vendredi 26 septembre 2008

Miami Vice (Michael Mann, 2006) : Interstices


« Je suis fou des mojitos »
– Sonny Crockett

Le déplacement laisse des traces : les flux (la trace à chaque instant t), les échos-radar, les chocs et la chaleur des particules qui flottent dans l’air suite à un événement. Et pourtant, et paradoxalement, ce que nous dit Michael Mann dans Miami Vice, c’est que ces traces, dans notre monde « sécurisé », deviennent les ultimes endroits où se dissimuler, là où l’on ira pas vous chercher, ou du moins, où l’on ne vous trouvera pas tout de suite. En effet, bien que traînant des informations spatio-temporelles, le déplacement dispose de failles.

Ces failles sont visibles. C’est la rémanence, l’interférence, l’image-fantôme, qui trahissent, un instant, la furtivité. Celle du hors-bord qui se rend invisible des détecteurs AWACS en se plaçant dans le remous d’un autre bateau, où l’avion qui se cache des radars en se mettant dans la trace d’un autre avion. Par exemple, alors que Ricardo Tubbs, qui pilote un Adam 500 [1], s’approche d’un avion de ligne pour profiter de son écho-radar, afin de ramener la drogue à Miami, un des contrôleurs aériens détecte deux spots sur son écran : celui normal de l’avion qui a été déclaré, et suit la ligne qui lui a été allouée, et celle de l'Adam. Puis Tubbs finit sa manœuvre, et disparaît dans l’écho de l’autre. Et lorsque que le chef de la tour de contrôle vient vérifier l’anomalie à l’appel du contrôleur, il ne voit plus qu’un spot : « Ghost. One blip, one plane » déclare-t-il alors. La trace de l’Autre devient l’espace de résistance aux flux et à la surveillance. Ici et à ce moment se trouve le refuge. Le bruit blanc, le bruit de fond comme échappatoire.

Le déplacement, le flux, crée donc des faibles oscillations, des interférences, des interstices, zones grises, espaces-temps où se cacher… l’espace d’un instant. C’est ce qui permet à Sonny et Ricardo de se dissimuler pour avoir la liberté d’agir, pour délivrer Trudy, prisonnière des dealers néo-nazis, pendant qu’ils devaient normalement conduire la drogue en Hors-bord selon le jeu piloté (à la « Simon says ») par le chef des Aryens (Ricardo et Sonny sont alors remplacés par des coéquipiers policiers). Ce dernier, floué, ne distingue rien, hormis les bateaux en mouvement qu’il croit piloté par ces derniers. Ou encore la rencontre amoureuse entre Sonny et Isabella, à l’abri des regards derrière les vitres fumées d’un 4x4, le temps d’un trajet commun pour un deal, alors que les autres sont dans les véhicules environnants, ne se doutant de rien. Miami Vice, c’est la disparition des lieux comme havres de paix, aires de repos. Le statisme que permet un territoire (un chez-soi), un Eden où vivre paisiblement et intimement n’est plus possible. Où être pleinement soi face à l’Autre n’est plus possible. Où la technologie a accompagné la redéfinition de l’identité et où la surveillance l’a tuée, en tout cas étouffée. L’espace a cédé la place au moment, celui du déplacement.

Il ne peut plus y avoir que de brefs instants, fragiles, sous la menace du surgissement inéluctable du moment suivant (par la connexion permanente : portable, Internet et traçabilité). Un moment que l’on ne peut que fuir l’espace d’un hors-champ fugitif, hors-champ qui ne peut échapper à sa monstration. C’est la séquence, magnifiquement mélancolique, de la Havane. Un espace-temps neutre, à la périphérie du champ (lieu de l’action), pas encore tout à fait inclus dans la globalisation, et qui permet la réunion impossible de Sonny et Isabella. Un terrain qui leur permet d’échapper à leur identité, devenue un rôle qui les pose dans des camps adverses (le flic et la femme du Cartel). On suit leur disparition dans la faille.

Le talent de Michael Mann est de donner l’impression, pendant le cours de cette séquence, d’échapper à la temporalité du film, à sa narration. Pendant un quart d’heure, et en un claquement de doigt, deux personnages s’évadent, en passant de la Colombie à la Havane. La drogue, les flics, Ricardo Tubbs, Jesús Montoya, José Yero, Miami, disparaissent, ne deviennent que des évocations, des souvenirs dont on parle, ou auxquels on pense (Sonny sous la douche, se rappelant son double-jeu face à Isabella). La sensation d’être hors du film, d’être dans le hors-champ, ce qui par définition, est impossible (le hors-champ, c’est ce que l’on ne voit pas), mais au moins la sensation.

Le film reprendra son cours avec le coup de fil de Ricardo à Sonny, ce dernier annonçant son retour. Un retour dans l’action. Puis Montoya demandera plus tard à Isabella ce qu’il pense de ses nouveaux sous-traitants, Tubbs et Crockett infiltrés, et plus particulièrement de Crockett. Une manière de signifier insidieusement qu’il sait ce qui s’est passé à la Havane (le cartel a des moyens d’espionnage digne de CIA, dit Tubbs à un moment). Elle ne peut qu’avouer la vérité sans détours (« j’ai couché avec lui »), car mentir à Montoya est trop dangereux. La Havane (là où est née Isabella, son cocon familial [2]) n’était finalement déjà même plus ce havre de paix qu’elle espérait.

KC

1. Un avion qui permet de décoller de pistes très courtes, par exemple celles en terre battue de la jungle.
2. Son cousin gère les entrées et sorties du port. Comme pour dire à Sonny que là-bas, ils ne craignent rien.



Écho-radar : Double-spot.

dimanche 13 juillet 2008

Le Secret de la Planète des singes (Ted Post, 1970) : Tomber les masques


«
You… bloody… Bastard !» – Taylor au docteur Zaius

Le Secret de la planète des singes est la suite de La Planète des singes, qui comptera trois autres opus, et portera la saga à cinq films. Véritable tour de force, les films forment un ensemble très cohérent au nihilisme surprenant, qui jamais ne dénatureront le premier volet. Résumé : À la fin de La Planète des singes, Taylor découvre qu’il est sur Terre, 2000 ans dans le futur, où les singes règnent sur les humains. Mais dans Le Secret de la planète des singes, il découvre que des humains intelligents ont survécu. Vivants reclus, les nouveaux humains ont développé leurs capacités cérébrales et sont doués de télépathie. Totalement lisses (imberbes) et ne manifestant aucunes émotions, à l’opposé des singes, ils sont l’espoir de l’humanité. À première vue…
Car une idée de génie transparaît dans le film : nos descendants, aux visages si humains s’arrachent la figure, qui s’averrait n’être qu’un masque. Et derrière se cachent des faciès de mutant décharnés, victimes des radiations de la Bombe à laquelle ils vouent un culte.
Alors que les effets spéciaux, pour bien fonctionner, doivent être les plus discrets possibles, il y a ici une prise en compte de leur supercherie. Car de ce fait, les masques évoquent directement l’utilisation des maquillages pour la réalisation du film : non seulement les singes, mais les humains aussi sont interprétés par des acteurs déguisés (masques de mutants sous la peau). Ce que cela nous dit ? Que les humains du film sont considérés comme des créatures aussi étrangères que les singes, car il faut se transformer pour leur ressembler (c’est ce que tente les nouveaux hommes qui cachent leur défiguration). Mieux même, puisque pour jouer les singes, les acteurs portent des masques aux traits simiesques alors que ceux qui interprètent les humains jouent à visages découverts sauf que, dans le film, le réalisateur fait passer ces vrais visages pour des masques.
C’est une des très grandes forces de ce second opus, utiliser un outil, le trucage de cinéma, comme forme de métadiscours pour nous dire qu’il faut surtout se méfier des apparences. Car dans la saga de La Planète des singes, ce n’est pas tant les singes qui sont la menace que le comportement d’une civilisation humaine qui vit dans la peur de l’Autre. C’est ça, et non pas les singes, qui la conduira à sa perte. Par ce procédé, le réalisateur renvoie les hommes aux singes qui, comme le décidera Taylor, ne méritent, ni les uns, ni les autres – à quelques fragiles exceptions (Zira, Cornelius, Armando, McDonald) – de vivre.

KC

Le démasquage d'un des nouveaux humains

lundi 30 juin 2008

[Séquence culte] Le fou rire de la Planète des singes

Au début du film, Taylor (Charlton Heston) se tape un fou rire à la vue de son collègue américain qui, à peine échoué, conquiert la nouvelle terre en plantant son drapeau national. On peut lire dans le fou rire d'Heston la prédiction d'une ironie à venir, celle de la fin du film. Ironie car quand on plante un drapeau, c'est sur un territoire inconnu. Or, son ami plante en fait, sans le savoir, son drapeau sur... son pays, car le sol est américain (comme le confirme la Statue de la liberté à la fin), mais 2000 ans plus tard. Notons que le lieu de l'amerrissage est la zone interdite, lieu qui contient la clé du passé, et dont les Singes n'osent s'approcher. Ils ne le reconnaissent donc pas comme leur territoire.
Ce réflexe pavlovien illustre une (re)conquête américaine inutile, et c'est toute l'histoire de ce pays qui est moquée, histoire basée sur un mensonge, celui de l'expansion et de l'appropriation d'un territoire pas si vierge que ça au départ (l'appropriation s'accompagne souvent d'une expropriation moins glorieuse). L'ironie prend donc la forme bouclée du serpent qui se mord la queue.
Zoom sur son rire donc, puis panoramique vers le ciel et un rayon de soleil étouffant, qui ébloui l'objectif, annonciateur, tout comme le rire qui se perd dans l'écho, de la folie qui l'attend.
Autant en rire donc.

KC

mercredi 21 mai 2008

Les Barbouzes ou l’enfer du domestique

Film de Georges Lautner, 1964.


« Croyez moi Amaranthe, je suis victime des apparences ! »

– Francis Lagneau

Le terme « Barbouzes » désigne vulgairement les agents du renseignement, ou plus clairement des espions, des agents « infiltrés » qui empruntent une identité. Afin de récupérer des brevets d’armes de destruction massive, les barbouzes se font donc passer pour ce qu’ils ne sont pas. Francis (Lino Ventura) joue à être le cousin lointain d’Amaranthe (Mireille Darc), la veuve naïve du propriétaire des brevets, qui ne sait pas l’importance de ce qu’elle a reçu en lègue. Eusebio Cafarelli (Bernard Blier), lui, apparaît en prêtre. Boris, l’agent russe, prend le rôle du demi-frère de lait réapparu, tandis que Hans Muller, l’agent allemand, se présente comme le psychanalyste du mort. La maison d’Amaranthe, qui va loger tout ce petit monde le temps des funérailles, devient le lieu d’un conflit géopolitique, où chaque nation est représentée, mais de manière déguisée. Se met donc en place un jeu de dupe, de faux jetons, qui provoque la drôlerie du film : les répliques à double sens, qui en surface disent une amabilité, sont en réalité des menaces : « - Bonne nuit chers amis, dormez bien. » lance Cafarelli, signifiant le début des hostilités. « - Vous savez, on dort toujours très bien à la campagne » réplique Francis, ayant compris le message. La nuit va être longue.

Par définition agissant dans l’ombre, les barbouzes se méfient du décor, du château qui les accueille, car la frappe de l’espion est indirecte, c’est celle du piège, de la trappe. Francis, se doutant que sa chambre est piégée, consulte des photos de la même chambre afin de comparer, de vérifier, en jouant au jeu des sept erreurs, que rien n’a bougé. Chaque élément de leur environnement domestique devient un danger potentiel, il faut donc se méfier de tout, et se mettre en position de stalker, parcourir l’espace dans lequel ils se trouvent pas à pas, constamment aux aguets, car les apparences sont trompeuses : La chasse d’eau de Francis déclenche un explosif, de l’acide coule du pommeau de douche de Boris, le contact avec le lit d’Eusebio fait tomber le lustre sur ce dernier, un scorpion se trouve dans le lit de Hans Muller, des cadavres se trouvent dans les placards (et le piano), des Chinois se cachent derrière les murs, etc. La chambre, un lieu assez intime somme toute, devient un terrain hostile, miné, qu’il faut désamorcer : Francis crée un barrage avec les matelas et les meubles, entre lui et la salle de bain pour actionner la chasse d’eau à distance, et éviter les éclats. Eusebio jette une valise sur le lit pour déclencher le piège. Boris passe une brosse sous l'eau pour tester sa dangerosité. Ils tâtent le terrain pour le déminer. Tout le temps. Le repos devient impossible, et la pression constante. La chambre, la pire des jungles.

Mais il faut continuer le faire semblant. Ainsi le lendemain matin, chacun se retrouve au petit-déjeuner en faisant bonne figure devant la gentille Amaranthe (figure de l’opinion publique) qu’il faut séduire (« Les ordres sont les suivants : on courtise, on séduit, on enlève et en cas d'urgence... On épouse ! »). Une parfaite description des relations politiques, car seule la présence de celui qui est hors du jeu de dupe (Amaranthe, les domestiques), permet le jeu, car c’est lui qu’il faut tromper, et c’est à lui qu’il faut cacher ses véritables intentions. Tous les espions, eux, sont finalement dans la connivence car ils partagent les règles du jeu. Et si Amaranthe n’était pas à table, nul doute que les barbouzes se flingueraient. Autre exemple quand Francis veut assommer Rossini qui l’a trahi. Lorsqu’un serviteur traverse le champ, il arrête son geste, et mime une simple conversation. Le spectacle reprend. Puis la nuit tombe de nouveau, et il faut regagner sa chambre piégée qu’il va falloir déjouer.

Dans Huis clos, Jean-Paul Sartre décrit l’enfer comme un petit salon fermé, où la pesanteur est prégnante. Il n’y a rien d’autre à faire que s’asseoir et attendre, car « le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres ». C’est l’autre solution : se murer et rester statique, le meilleur moyen de ne pas déclencher un piège, ni la suspicion. Les barbouzes, trop vivants et vivaces pour cela, s’y refusent de manière sublimement enfantine.

KC

mercredi 30 avril 2008

En voie de disparition


À la fin de La Planète des singes, Charlton Heston prend conscience : il est le dernier homme. Son postulat de départ, avoir atterri sur une autre planète où la théorie de l’évolution a pris un autre embranchement, s’écroule à la vue de la Statue de la Liberté en ruine : l’accident qu’a subi son vaisseau spatial ne l’a pas projeté plus loin dans l’espace mais plus loin dans le temps. Il est donc sur Terre, mais dans le futur, et l’espèce humaine, telle qu’il l’a connue, s’est éteinte depuis longtemps. Une autre civilisation a pris le relais. Dernier survivant, et dernière survivance de l’Humanité en la figure imberbe (rasée) d’Heston, anéanti.
Dans ce genre cinématographique, un dérivé du post-nuke, ou post-apocalyptique, le dernier homme (The Last Man on Earth, Le Survivant, Je suis une légende, etc.) est témoin de la chute de sa civilisation, souvent par elle-même. C’est-à-dire qu’elle a engendré sa propre perte (conflit nucléaire, création d’un virus qui échappe à tout contrôle) qui engage, non pas une fin mais, un début, celui d’une nouvelle ère, le point de départ de l’espèce suivante (les singes, les mutants, les vampires, etc.). Bref on fait table rase, et on repart à zéro. Nouvelle donne. Seulement, et c’est ce qui agite souterrainement le récit de Le Survivant (adapté de la nouvelle I Am a Legend, comme The Last Man on Earth et Je suis une légende), il n’y a pas de table rase possible tant qu’il reste une trace de ce qu’il y avait avant, souvenir d’un passé qui n’en est pas encore un puisqu’il est vivant. Tant qu’il y aura un homme, alors l’Humanité existe encore. Et la nouvelle ère ne peut commencer. D’où l’acharnement des mutants à vouloir éradiquer Neville. Il est une ruine, parce qu’il continue d’exister alors qu’il devrait disparaître (il n’y a pas d’avenir pour lui). Il persiste, et contraint l’écosystème, tout comme la nature est empêchée de reprendre ses droits sur un site où des restes architecturaux subsistent (dégradés mais toujours présents physiquement). Pas encore un fantôme. Pas encore une légende. Il est une piqûre de rappel. Désagréable pour ceux qui la subissent.

KC

mercredi 12 mars 2008

John Rambo (Sylvester Stallone, 2008) : Un film d’auteur

john rambo cinema de genre
« Fuck the world. » – John Rambo

Passé

Dans Rambo (First Blood), le héros, victime du système, est traqué comme une bête fauve, puis est finalement approché comme un animal apeuré, amadoué par son ancien colonel, seul visage connu de l’ancien soldat devenu, un temps, psychopathe. Un dérapage donc : le comportement xénophobe (crainte de l’étranger) du sheriff, va déclencher le mécanisme (réflexe) ancré dans Rambo : la machine de guerre se met en marche et ne s’arrêtera que si la mission (détruire la ville du sheriff) est menée à bien, ou si sa réserve d’énergie arrive à terme. Au final, Trautman désamorcera in extremis la bombe, évitant un massacre.

26 ans plus tard. À la fin de John Rambo, le héros contemple, du haut de la colline, le spectacle des morts et des quelques survivants. Tandis que ces derniers s’étreignent et le saluent de loin, Rambo reste impassible, stoïque, « totemisé ». Cette fois-ci, il a mené sa mission à bien. Autre différence : il est intervenu en son nom (ce n'est pas une réaction comme dans First Blood). C’est-à-dire aussi qu’aucune idéologie n’est venue le manipuler. Ni l’armée, ni le gouvernement, et encore moins les catholiques qui viennent porter secours aux villageois : la croix que lui donne Sarah ne symbolise pas une sorte de foi qui redonnerait vie au personnage, mais un cadeau inerte à ses yeux, qui n’a qu’une valeur personnelle (attirance suggérée entre les deux personnages) : « J’ai tué trop de gens, Dieu ne peut rien y changer ». Dieu est donc ici impuissant. « Rentrez chez vous. Profitez de la vie. »


Présent

Stallone continue sa politique de réappropriation (réhabilitation) de ses personnages (engrangée avec Rocky Balboa). Un temps symbole de l’Amérique reaganienne et arrogante (Rambo 2 et 3), Rambo est devenu une figure crépusculaire, usée par le temps. Le héros comic book des eighties devient un monstre sanguinaire : « la guerre, c’est sale », nous rappelle Stallone, et son spectacle tout autant. Véritable machine de guerre, il se replonge dans le cinéma américain des années 70 (Rambo semble insensible, déshumanisé, tel un body snatcher [1]). Il avance et tue, sans montrer de remord. Inexpressif. La violence spectaculairement jouissive des deux suites du film (et qui vont changer, pour le pire, l'image du personnage de Rambo, bien plus proche à l’origine de Robert de Niro dans Voyage au bout de l’enfer que du héros bodybuildé des séquelles) devient une violence insoutenable : décapitation, éviscération, membres coupés.
L’identification devient plus difficile : Rambo n’est plus en posture de victime (First Blood), et il va trop loin (donnant-donnant avec les soldats de la junte birmane). Stallone pose viscéralement la question de la fin qui pourrait justifier (rendre juste), ou non, tous les moyens ? Car à cette question philosophique (éthique et morale) qui bloque souvent sur le cas « particulier » de la guerre, Stallone répond en image, retourne le spectacle et explose le genre film de guerre. Comme dans La Horde sauvage, la violence englobe tout, transcende, rend fou (les soldats défoncés et saouls, médication requise pour accomplir l’horreur). À la différence des soldats birmans, Rambo n’est pas drogué, ni saoul, il bien conscient des actes qu’il commet, d’où sa difficulté à s’engager (il sait où cela va le mener, la difficulté à revenir de la sauvagerie – ne pas s’y complaire » –, ce que découvre le chef de la mission humanitaire, Burnett, donneur de leçon au début, qui veut tuer son tortionnaire à coup de pierre sur le crâne, à la fin). Vouloir changer les choses a un prix [2].


Futur ?

Dans une séquence émouvante, Rambo se remémore le passé : flash-back composé d’extraits (plutôt du sampling, montage a priori désordonné, vertigineux, fiévreux), en noir et blanc, des trois premiers Rambo, dont un extrait de la fin originelle de First Blood : un plan de Trautman tirant sur Rambo, sur l’ordre de ce dernier (« Vous m’avez fait, à vous de me défaire. »). Rambo rêve sa mort (qui a été tournée en 1982 mais non utilisée). Une mort qui aurait due être, qui induirait aujourd’hui que les suites ne seraient que des erreurs de l’Histoire. Avec ce flash-back, Stallone réintègre intelligemment les deux séquelles dans l’histoire du personnage, dans le récit, comme des traumatismes, mais aussi dans l’histoire du cinéma en assumant ses « erreurs » : figure instrumentalisée, figure de propagande, bannie, cataloguée, caricaturée. On s’est servi de lui (pour gagner les guerres dans la diégèse, pour défendre une politique impérialiste dans la réalité).

Le film se termine sur John Rambo, de retour aux États Unis. Stallone rejoue, à l’identique, les premiers plans de First Blood : cadrage similaire, même musique, mêmes vêtements, même posture (le baluchon par dessus l’épaule, vagabondant). Seule différence : le temps qui a passé. Le visage est déformé par la vieillesse, les tempes sont grisonnantes. Un cycle se termine. Plus de croyance, plus de mensonge, plus d’idéologie, plus d’instrumentalisation (« je n’ai pas tué pour mon pays, mais pour moi »). Et l’énergie (la fureur) de Rambo semble enfin épuisée. Ne reste que la nostalgie du temps (26 ans) qui s’est déroulé entre ces deux plans. Temps écoulé pour le personnage mais aussi pour l’acteur/réalisateur. Vieilli et abîmé, ayant commis des erreurs, mais toujours en vie. C’est ce qui fait la beauté du film.

Karim Charredib


1. Voir Le Cinéma américain des années 70 de Jean-Baptiste Thoret, pour une analyse de la figure du body snatcher comme forme alternative de la dépense énergétique dans la violence.

2. Dialogue entre Rambo et Burnett :
« – Are you bringing in any weapons ?
Of course not.
You’re not changing anything. »

samedi 23 février 2008

[Hors sujet] : Le Grand journal, étouffement, malaise et nullité

le grand journalL’intervention de Jean-François Khan, lors de l’émission du 21 février 2008, se voulait être un droit de réponse, suite à la chronique de Jean-Michel Apathie, le lundi précédent, sur l’appel à la vigilance républicaine, publié dans Marianne. Il ne s’agira pas ici de défendre, ni de discuter la thèse de Jean-François Kahn mais d’analyser comment tout a été entrepris pour que ce droit de réponse soit inaudible :

1. Ridiculiser l’adversaire : le faire rentrer sur la musique de Rocky, pour caricaturer son propos. Tout le monde rigole sauf lui. La musique suggère un combat de boxe. Et sur un ring, on est deux, or :

2. La configuration : À 4 contre 1, prendre la parole est difficile. Harcelé par une meute qui se défend mutuellement (qui fait corps), Kahn, malgré sa verve, n’aura que rarement pu profiter d’un droit de réponse, c’est-à-dire pouvoir exprimer sa pensée dans la durée, avec ses enchaînements logiques nécessaires (« laissez-moi m’exprimer, pas de panique »). C’est donc la cohésion de groupe contre un homme (« C’est une attaque personnelle », dit Ariane Massenet venant protéger Apathie). Pourtant :

3. « Je suis l’arbitre » déclame Michel Denisot, il est donc le juste régulateur impartial. Mais Denisot n’a été juste qu’avec son poulain : « Vous ne pouvez pas remettre l’intégrité de Jean-Michel en question », « Jean-Michel Apathie a toujours été intègre quel que soit l’invité ». Ali Baddou : « pour comprendre le point de vue de Jean-Michel… ». À l’inverse, Michel Denisot n’a fait qu’invectiver son invité : « Vous pratiquez l’amalgame, vous mettez tout le monde dans le même panier, ça rappelle des mauvaises choses », « Vous mentez, vous mentez », « Jean-Michel Apathie n’a jamais dit ça » (malgré le flash-back de l’émission de lundi qui montre le contraire ! Je cite : « combien on peut dire de bêtises en aussi peu de mots » à propos de l’appel de Marianne).

4. Le public : le public se met à huer Kahn lorsqu’il attaque Apathie, mais pas dans la situation inverse. Moins par ses propos (pas sûr qu’on écoute vraiment ou que l’on connaisse le dossier) je pense, mais par le dispositif (on ne critique pas son hôte, et puis, on attend la suite, la météo de Louise Bourgoin, et son autocritique nulle, et le Petit journal (pareil mais enlever auto).

5. Les images. Quelle est la mise en scène dans ce duel : Est-il égal ? D’abord, le cadrage des plans sur Apathie est légèrement plus resserré que celui des plans sur Kahn, ce qui lui donne plus d’importance à l’image. Surtout, la focale rend l’arrière-plan flou, et empêche de lire les expressions sur les visages des spectateurs pendant que Jean-Michel Apathie parle. À l’inverse, le fond des plans sur Jean-François Kahn est beaucoup plus net, et permet de voir la réaction des spectateurs à ses propos, comme des rires, sourires narquois (« il est marrant ce type ») ou incompréhensions. Plus intéressant, le cadreur, sans doute plus pour l’esthétique que par idéologie, noie Kahn dans les plans. De nombreux plans montre la tête de Jean-François Kahn, de face au second plan, coincée entre les épaules d’Apathie et d’Ali Baddou. À un moment, Baddou tourne légèrement sa tête vers Apathie, avec un sourire complice (voir la séquence d’images plus bas, où l’on devine le sourire par les pommettes saillantes). Intentionnels ou pas (ces plans reviennent 4 ou 5 fois en 15 min.), on est du côté des moqueurs. Ensuite, l’invité est relégué au troisième plan, presque décapité, et encerclé par les chroniqueurs et les spectateurs (voir l'image plus haut). Ce plan illustre assez bien, pour le coup, la posture de l’invité, l’asphyxie qui le guette, et le malaise. On n’est pas loin du cinéma de genre.

Toutes ces petites choses sont quasi-insignifiantes, voire imperceptibles, mais mises bout à bout, est-ce que cela n’oriente pas la perception du contenu (discussion sur le bien-fondé ou non de cet appel) ? Malgré le bug (le débat n’a pas eu lieu, et même Apathie se retrouvait coincé par le dispositif qui met finalement Kahn en posture de lynché, donc de victime, donc sympathique), tout est bien qui finit bien, le plateau se met à rire ensemble. La télé a joué à jouer le jeu démocratique en laissant parler l’adversaire (il est alors complice). Kahn fait une blague. Denisot ne rit pas. Puis l’inverse. « On rit en décalé » crache Denisot, gêné. Car oui, c’est plus facile d’interviewer les enfants d’Ingrid Betancourt (première partie de l’émission).

Fin du hors sujet.

Karim Charredib

Séquence d'images : le sourire complice d'Ali Baddou.

mercredi 6 février 2008

Filatures (Yau Nai Hoi, 2007) : Apprendre à regarder de biais.

Filatures Yau Nai HoiLe film met en scène le jeu du chat et de la souris, avec Hongkong comme immense plateau de jeu. Le but : voir sans être vu. La méthode : la plus archaïque, la filature. Chaque camp cherche à découvrir l’autre (ce qu’il fait, où il va, le temps qu’il met). Réversibilité (le chef de la police sort un sac Lacoste, alors que le chef des voleurs porte un pull de la même marque), les flics surveillent les voleurs dans la préparation de leur méfait, tandis que les gangsters surveillent les policiers pour préparer leur casse (le timing de la ronde des policiers « de proximité »). Pour cela, on joue à faire semblant : semblant d’être un flâneur, des amoureux, un vendeur à la sauvette, tous prêts à se transformer en quelques secondes, tel Arturo Braquetti, en d’autres personnages pour ne pas se faire griller sa couverture. La règle d’or : ne pas susciter la suspicion (« tu as l’air tellement cruche que personne ne se doutera que tu es flic » lance Le Chien, pour signifier son recrutement à Piggy). Il faut créer son (ses) personnage(s) avec des tics, des stéréotypes : la fatigue, la lassitude, la déambulation, la bouderie. Surtout rester dans la doxa pour ne pas se faire remarquer, tout en regardant du coin de l’œil (jamais directement). Tout est dans le détail, et avoir un comportement normal, c’est par exemple utiliser un parapluie quand il pleut (dans le film, celui qui cache sa tête dans son blouson devient suspect). Et s’il n’y a pas de suspect (qui est qui ?), alors tout le monde est soupçonné, et seuls sont floués les vrais promeneurs ignorants (ainsi la femme qui veut négocier le prix d’un objet à un des policiers en filature, qui se fait passer pour un vendeur).

La surveillance induit la passivité, la frustration de ne pas passer à l’acte. Il faut laisser faire, car la surveillance a lieu en amont du crime. Idéalement, prendre sur le fait. Concrètement, intervenir après que le criminel a dégainé mais avant qu’il tire, (voir la séquence du braquage avorté à la dernière seconde, où les policiers ne peuvent arrêter les voleurs puisque le vol n’a pas été commis). Perfidie de ce système basé sur l’autorégulation (je sais que je suis surveillé). Laisser donc faire le crime, pour ensuite accuser et condamner (tout le problème éthique de Piggy, frustration de celle qui n’arrive pas à laisser faire sans agir, par exemple, l’impossibilité d’aider l’homme qui se fait tabasser dans la rue, sous peine de se faire découvrir). À l’inverse ne pas tomber dans la contemplation, comme celle qui interrompt la rixe entre les truands (qui prend la forme d’une femme qui se déshabille devant sa fenêtre), c'est-à-dire ne pas s’abandonner dans la fascination du spectacle.
Eye in the Sky, leitmotiv et titre original du film, renvoie à l’œil de Dieu, ou à celui de Mabuse. Un regard puissant, qui voit tout d’en haut (global). Pour le voir, il faut oser lever la tête or, dans la rue, il faut regarder où l'on marche. Tout voir, tout savoir clairement, sans se faire voir, certes, mais d’en bas, cela n’est possible que de biais.

Karim Charredib


dimanche 27 janvier 2008

Starship Troopers (Paul Verhoeven, 1997) : le sacrifice d'un film

Starship Troopers VerhoevenD’abord, ce film est un film sur la propagande. Entrecoupé de flashes et de pubs TV futuristes qui s’adressent directement aux spectateurs du film (simulant une interactivité issue du net « Voulez-vous en savoir plus ? »), le film dissimule (pas vraiment une parodie, ni une caricature) une critique (1) d’un totalitarisme qui ne s’assume pas, et diffusé à tous les niveaux (médias et éducation scolaire comprise).
La première partie est tournée avec la platitude digne d’un épisode de Beverly Hills. Même type d’acteur (Verhoeven a choisi de jeunes acteurs physiquement stéréotypés à la Ken et Barbie : sourire Colgate, corps parfaitement proportionnés), mêmes intrigues, même milieu aisé (collège WASP alors que l’action se passe à Buenos Aires). On s’enfile les histoires de cœur (rivalité de deux garçons pour la même fille), le fameux match de football américain (évolué) où se règlent les comptes et enfin le bal de fin d’année qui marque aussi la fin de l’innocence (2). Puis tombe le réalisme (gore) de la guerre. L’intello (Carl) devient un Mengele en puissance. Les teenagers, de la chair à canon envoyée au carnage par des feld-maréchals incompétents (voir la démission du sky marchall Dienes). Abrutis par la propagande, ils sont tous interchangeables (quand Rico reprend mot pour mot le discours de son lieutenant mort – M. Ironside) et du coup, aussi indifférenciables que les insectes entre eux (aucune individualité ne transparaît vraiment, ils sont tous d’accord).

Mais le film est aussi un film sur l’humilité. Car au-delà de l’arrogance première des personnages (3), Verhoeven nous montre l’ultime suffisance, à travers la vraie immoralité du film, qui est que ce sont les humains qui gagnent. Leur scénario est parfait : en effet, sans à aucun moment se remettre en question (quand un journaliste émet l’hypothèse que l’on a peut-être dérangé les insectes dans leur habitat, il se fait rembarrer par Rico et les autres), les humains célèbrent la victoire. Sans jamais penser l’Histoire, sans recul (et si ?). C’est l’idéologie. Pas de doute. Jamais. Car le doute est un péché (le « couloir des ratés » est le nom du chemin vers la porte de sortie du camp, chemin que prennent les engagés qui hésitent, reviennent sur leur décision, « ai-je fait le bon choix ? »). Suffisance toujours, car la vraie victoire (celle qui déclenche les hourras de la foule) survient quand le télépathe retranscrit les pensées de la bête capturée : « Elle est effrayée ». Victoire non pas (strictement) militaire (on a pris le roi, échec et mat) mais égotique : le ressenti de l’autre (lui faire peur, en gros lui faire prendre conscience de notre supériorité).
« C’est un moment de l’Histoire. Et ensuite, ils oublieront » dit à Rico son ami télépathe. Car c’est l’histoire des vainqueurs que l’on écrit. Une histoire parfaite, évidente. Pas besoin de la remettre en cause, les aspérités qui pouvaient gêner ont été gommées. Seulement, le spectateur (4) se met, lui, à douter de ne pas vraiment apprécier la victoire des humains (il y a quelque chose qui cloche dans la victoire de mon camp). Là est la subtilité du film, et son humilité : se faire passer pour ce qu’il n’est pas (un film de Michael Bay par exemple). C’est le sacrifice d’un film critique qui se fait passer pour un film simpliste afin de parachever sa critique.

Karim Charredib

1. Incomprise par quelques critiques à sa sortie qui le prirent au premier degré. Sans doute à cause de la forme du film, qui joue au (fait semblant d’être un) film de propagande.
2. Autant que peuvent être innocent ces personnages, présentés comme arrogants et sans pitié : toujours rester au top, culte de la performance (voir les figures de plus en plus acrobatiques qu’exécutent les sportifs : le football devient un sport de super héros).
3. Denise Richard en tête, qui fait passer sa carrière devant son ami, fait jouer la concurrence pour se faire séduire, Carl qui affiche (au sens propre comme au figuré) les résultats médiocres de Rico à l’examen de maths afin de l’humilier.
4. S’il n’est pas fasciste.