samedi 23 février 2008

[Hors sujet] : Le Grand journal, étouffement, malaise et nullité

le grand journalL’intervention de Jean-François Khan, lors de l’émission du 21 février 2008, se voulait être un droit de réponse, suite à la chronique de Jean-Michel Apathie, le lundi précédent, sur l’appel à la vigilance républicaine, publié dans Marianne. Il ne s’agira pas ici de défendre, ni de discuter la thèse de Jean-François Kahn mais d’analyser comment tout a été entrepris pour que ce droit de réponse soit inaudible :

1. Ridiculiser l’adversaire : le faire rentrer sur la musique de Rocky, pour caricaturer son propos. Tout le monde rigole sauf lui. La musique suggère un combat de boxe. Et sur un ring, on est deux, or :

2. La configuration : À 4 contre 1, prendre la parole est difficile. Harcelé par une meute qui se défend mutuellement (qui fait corps), Kahn, malgré sa verve, n’aura que rarement pu profiter d’un droit de réponse, c’est-à-dire pouvoir exprimer sa pensée dans la durée, avec ses enchaînements logiques nécessaires (« laissez-moi m’exprimer, pas de panique »). C’est donc la cohésion de groupe contre un homme (« C’est une attaque personnelle », dit Ariane Massenet venant protéger Apathie). Pourtant :

3. « Je suis l’arbitre » déclame Michel Denisot, il est donc le juste régulateur impartial. Mais Denisot n’a été juste qu’avec son poulain : « Vous ne pouvez pas remettre l’intégrité de Jean-Michel en question », « Jean-Michel Apathie a toujours été intègre quel que soit l’invité ». Ali Baddou : « pour comprendre le point de vue de Jean-Michel… ». À l’inverse, Michel Denisot n’a fait qu’invectiver son invité : « Vous pratiquez l’amalgame, vous mettez tout le monde dans le même panier, ça rappelle des mauvaises choses », « Vous mentez, vous mentez », « Jean-Michel Apathie n’a jamais dit ça » (malgré le flash-back de l’émission de lundi qui montre le contraire ! Je cite : « combien on peut dire de bêtises en aussi peu de mots » à propos de l’appel de Marianne).

4. Le public : le public se met à huer Kahn lorsqu’il attaque Apathie, mais pas dans la situation inverse. Moins par ses propos (pas sûr qu’on écoute vraiment ou que l’on connaisse le dossier) je pense, mais par le dispositif (on ne critique pas son hôte, et puis, on attend la suite, la météo de Louise Bourgoin, et son autocritique nulle, et le Petit journal (pareil mais enlever auto).

5. Les images. Quelle est la mise en scène dans ce duel : Est-il égal ? D’abord, le cadrage des plans sur Apathie est légèrement plus resserré que celui des plans sur Kahn, ce qui lui donne plus d’importance à l’image. Surtout, la focale rend l’arrière-plan flou, et empêche de lire les expressions sur les visages des spectateurs pendant que Jean-Michel Apathie parle. À l’inverse, le fond des plans sur Jean-François Kahn est beaucoup plus net, et permet de voir la réaction des spectateurs à ses propos, comme des rires, sourires narquois (« il est marrant ce type ») ou incompréhensions. Plus intéressant, le cadreur, sans doute plus pour l’esthétique que par idéologie, noie Kahn dans les plans. De nombreux plans montre la tête de Jean-François Kahn, de face au second plan, coincée entre les épaules d’Apathie et d’Ali Baddou. À un moment, Baddou tourne légèrement sa tête vers Apathie, avec un sourire complice (voir la séquence d’images plus bas, où l’on devine le sourire par les pommettes saillantes). Intentionnels ou pas (ces plans reviennent 4 ou 5 fois en 15 min.), on est du côté des moqueurs. Ensuite, l’invité est relégué au troisième plan, presque décapité, et encerclé par les chroniqueurs et les spectateurs (voir l'image plus haut). Ce plan illustre assez bien, pour le coup, la posture de l’invité, l’asphyxie qui le guette, et le malaise. On n’est pas loin du cinéma de genre.

Toutes ces petites choses sont quasi-insignifiantes, voire imperceptibles, mais mises bout à bout, est-ce que cela n’oriente pas la perception du contenu (discussion sur le bien-fondé ou non de cet appel) ? Malgré le bug (le débat n’a pas eu lieu, et même Apathie se retrouvait coincé par le dispositif qui met finalement Kahn en posture de lynché, donc de victime, donc sympathique), tout est bien qui finit bien, le plateau se met à rire ensemble. La télé a joué à jouer le jeu démocratique en laissant parler l’adversaire (il est alors complice). Kahn fait une blague. Denisot ne rit pas. Puis l’inverse. « On rit en décalé » crache Denisot, gêné. Car oui, c’est plus facile d’interviewer les enfants d’Ingrid Betancourt (première partie de l’émission).

Fin du hors sujet.

Karim Charredib

Séquence d'images : le sourire complice d'Ali Baddou.

mercredi 6 février 2008

Filatures (Yau Nai Hoi, 2007) : Apprendre à regarder de biais.

Filatures Yau Nai HoiLe film met en scène le jeu du chat et de la souris, avec Hongkong comme immense plateau de jeu. Le but : voir sans être vu. La méthode : la plus archaïque, la filature. Chaque camp cherche à découvrir l’autre (ce qu’il fait, où il va, le temps qu’il met). Réversibilité (le chef de la police sort un sac Lacoste, alors que le chef des voleurs porte un pull de la même marque), les flics surveillent les voleurs dans la préparation de leur méfait, tandis que les gangsters surveillent les policiers pour préparer leur casse (le timing de la ronde des policiers « de proximité »). Pour cela, on joue à faire semblant : semblant d’être un flâneur, des amoureux, un vendeur à la sauvette, tous prêts à se transformer en quelques secondes, tel Arturo Braquetti, en d’autres personnages pour ne pas se faire griller sa couverture. La règle d’or : ne pas susciter la suspicion (« tu as l’air tellement cruche que personne ne se doutera que tu es flic » lance Le Chien, pour signifier son recrutement à Piggy). Il faut créer son (ses) personnage(s) avec des tics, des stéréotypes : la fatigue, la lassitude, la déambulation, la bouderie. Surtout rester dans la doxa pour ne pas se faire remarquer, tout en regardant du coin de l’œil (jamais directement). Tout est dans le détail, et avoir un comportement normal, c’est par exemple utiliser un parapluie quand il pleut (dans le film, celui qui cache sa tête dans son blouson devient suspect). Et s’il n’y a pas de suspect (qui est qui ?), alors tout le monde est soupçonné, et seuls sont floués les vrais promeneurs ignorants (ainsi la femme qui veut négocier le prix d’un objet à un des policiers en filature, qui se fait passer pour un vendeur).

La surveillance induit la passivité, la frustration de ne pas passer à l’acte. Il faut laisser faire, car la surveillance a lieu en amont du crime. Idéalement, prendre sur le fait. Concrètement, intervenir après que le criminel a dégainé mais avant qu’il tire, (voir la séquence du braquage avorté à la dernière seconde, où les policiers ne peuvent arrêter les voleurs puisque le vol n’a pas été commis). Perfidie de ce système basé sur l’autorégulation (je sais que je suis surveillé). Laisser donc faire le crime, pour ensuite accuser et condamner (tout le problème éthique de Piggy, frustration de celle qui n’arrive pas à laisser faire sans agir, par exemple, l’impossibilité d’aider l’homme qui se fait tabasser dans la rue, sous peine de se faire découvrir). À l’inverse ne pas tomber dans la contemplation, comme celle qui interrompt la rixe entre les truands (qui prend la forme d’une femme qui se déshabille devant sa fenêtre), c'est-à-dire ne pas s’abandonner dans la fascination du spectacle.
Eye in the Sky, leitmotiv et titre original du film, renvoie à l’œil de Dieu, ou à celui de Mabuse. Un regard puissant, qui voit tout d’en haut (global). Pour le voir, il faut oser lever la tête or, dans la rue, il faut regarder où l'on marche. Tout voir, tout savoir clairement, sans se faire voir, certes, mais d’en bas, cela n’est possible que de biais.

Karim Charredib