jeudi 17 mai 2012

[Chronique Bluray] Harakiri de Masaki Kobayashi : Casser les lignes droites











 “Le code d'honneur du samouraï n'est qu'une brillante façade”
– Tsugomo

Synopsis : Au XVIIe siècle au Japon, Tsugomo, un ronin – un samouraï sans travail qui ici a tout d'un revenant –, vient frapper à la porte de la résidence du clan Li pour demander la permission d'y accomplir le rituel du Harakiri. Pour l'en dissuader, l'intendant du clan lui raconte l'histoire d'un autre ronin venu accomplir ce rituel quelques jours auparavant, l'histoire de Motome Chijiwa.

Réalisé en 1962, Harakiri est un film d'un cinéaste qui s'attaque au rapport de l'individu aux institutions et à la hiérarchie. Masaki Kobayashi, auteur de la saga fleuve La Condition humaine, y détruit le mythe du Japon féodal en opposant l'honneur à la morale, c'est-à-dire l'histoire générale et son récit (les plans du livre qui ouvrent et ferment le film, ce qui restera dans l'histoire) à l'histoire individuelle (celle qui n'apparaît pas dans les livres et tombe dans l'oubli). Les personnages, que ce soient les pauvres samouraïs ou les membres du clan, sont pris au piège dans la pesanteur des institutions moyenâgeuses. Et dans le cinéma de Kobayashi, c'est une question de forme : dans l'image, Kobayashi utilise magnifiquement l'architecture de la résidence du clan, faite de lignes droites et d'angles droits (il n'y a pas de diagonales, le héros ne peut prendre la tangente). Une structure qui prend au piège, cloisonne les personnages dans des cadres à l'intérieur de cadres, tout cela constitué par les murs, les poutres, les lances, le damier, etc. Cette pesanteur de ce système féodal (qui est aussi une critique du Japon des années 60) est accentuée par la posture des personnages, véritables statues agenouillées, inamovibles durant tout le film, comme empêtrés dans l'horreur pendant que Tsugomo raconte à son tour son histoire d'une voix monotone. Et tout le combat du pauvre Tsugomo sera de retourner les lignes contre le clan (d'ailleurs, contre les lignes droites du château, il y a la circularité des parapluies que fabrique le ronin dans les flashbacks), de sortir du cadre et de faire éclater les lignes (voir l'image qui illustre cette chronique), de trouver des points de fuite.
La vague de violence qui vient perturber cette pesanteur presque insupportable de la résidence du clan à la fin du film est de fait une une violence bienfaitrice. Une violence que la construction du film fait monter en puissance en ne mettant en scène que des personnages conteurs et auditeurs. Cette violence remet ce monde étouffant en mouvement et colorie les murs d'un rouge sang des plus vivants (en cela, il est très proche de certains westerns de Sam Peckinpah comme La Horde sauvage). La tache de sang déborde les lignes et s'affranchit des tracés. Cette violence laisse des traces pour un moment, l'histoire de Chijiwa et de Tsugomo reste ainsi inscrite dans l'immuabilité de la résidence du clan avant que l'histoire avec un grand “H” ne reprenne son cours.

Le film édité en Bluray et DVD par Carlotta bénéficie d'un transfert qui fait honneur au scope noir et blanc du film. Le film est accompagné d'un court documentaire sur la hiérarchie et les rites du Japon de l'ère Tokugawa ainsi que d'un entretien avec Christophe Gans. Les deux vidéos sont plutôt utiles en ce que le premier permet de mieux cerner les enjeux de l'époque où se situe le film tandis que dans le deuxième, Christophe Gans situe bien le film dans son contexte de production. Enfin, une bande annonce termine de compléter cette édition.
Disponible en édition collector Bluray et DVD le 9 mai 2012

vendredi 27 janvier 2012

[Chronique DVD] Talk Radio d’Oliver Stone

« Bad to the bone »

Oliver Stone réalise Talk Radio (sorti en France sous le nom de Conversations nocturnes) en 1988 après Wall Street et avant Né un 4 juillet. Le film raconte l’histoire de Barry Champlain (interprété par Éric Bogosian), un animateur radio qui toutes les nuits donne la parole à l’inconscient de la ville de Dallas, un refoulement qui « s’incarne » dans des appels délirants, entre pulsions de mort, et de sexe, de haine, de peur et parfois, un peu d’humour et d’amour. Champlain, tel un chef d’orchestre, essaie de gérer ces flux (décharges) : la mise en scène et le jeu d’acteur de Bogosian, (qui vient de la scène new-yorkaise), sa gestuelle, font de Champlain un corps qui absorbe l’énergie négative de Dallas et la transforme en ballet incroyable (il faut saluer ici le jeu de Bogosian, envouté). Enfermé, isolé dans sa bulle du studio de KGAB, le corps de Champlain à travers la station de radio est le lieu de toutes les rencontres. Véritable scène de tragédie, Champlain éructe, bave, lève les bras, tourne autour de sa console au milieu de sa scène. La caméra ne cesse d’être en mouvement. Surtout, les bribes de micro-histoires qui traversent le film, sont des amorces qui ne prennent jamais, en tout cas n’amènent jamais à une conclusion et repartent dans l'anonymat et le noir (sauf une). Virevoltant, Champlain circule, surfe d’une histoire à une autre, en raccrochant au nez des auditeurs, en coupant ou en donnant la parole. Le ballet trouve son apothéose dans un plan séquence magnifique où Bogosian se livre à ses auditeurs : la caméra, la console et Champlain, tous les trois liés en une seule « machine » tournent sur eux-mêmes dans un panoramique à 360°, où plutôt le monde tourne autour des trois, dans un vertige irréparable (puisque dans l’image, c’est le décor qui bouge). Car c’est là la tragédie, Champlain, en donnant la plus grande liberté de parole, accomplit un chemin de croix où il terminera « crucifié » par les siens.

Champlain, tel Alan Berg (dont l’histoire s’inspire en partie) ou Howard Stern un peu aussi, incarne une liberté de parole totale, qui libère aussi de la violence. Liberté, vulgarité et violence sont inextricables semble nous dire Stone dans son film, on est bien loin de la trinité Bien/Liberté/Paix. De fait, Champlain se perd dans cette spirale (encore le plan du ballet mécanique à 360°) où le jugement moral devient difficile : c'est par exemple le cas avec l'impressionnant « appel à l'aide » d'un possible violeur contre ses pulsions à un moment, ou encore quand Champlain se retourne contre une auditrice qui lui tend la main. Champlain cultive la colère (une séquence où on le voit se faire chahuter lors d’une manifestation publique), il se perd dedans. La liberté d’expression permet la régurgitation du mal à travers les mots (et le combiné par extension) dans laquelle Champlain semble se complaire mais aussi s’empêtrer. « Je ne veux plus vous entendre. Arrêtez de parler. Allez-vous en !» dit-il à l’antenne, comme on dit à des fantômes ou à des voix dans la tête. C’est d’ailleurs tel un fantôme qu’il errera à la fin du film, dans les ondes radio traversant Dallas, évoqués dans les mauvais souvenirs des voix low-fi téléphoniques.

La mise en scène est loin de l’Oliver Stone que l’on connaît, celle du collage iconoclaste (ou iconodule, on ne sait) qu’il maîtrise si bien. Ici, les plans sont longs. Le film est construit comme une pièce de théâtre en intérieur, avec quelques excursions dehors. Les personnages sont isolés dans des pièces insonorisées, vus à travers une multitude de vitres (Stone en parle bien dans l’interview du DVD) La bande-son, très bien mixée, laisse la place aux mots, aux timbres des voix légèrement déformées par le téléphone, en laissant de côté la musique. Il se dégage du film une légère atmosphère de film noir (la majorité du film se déroule la nuit) qui évoque encore là le surgissement de l’inconscient (le film se pare de certains caractères expressionnisants). Talk Radio est un des films les moins connus d’Oliver Stone, il est pourtant une de ses réussites les plus flagrantes

Le film, édité par Carlotta, bénéficie d’une très belle copie qui rend hommage à la photographie du film. La bande-son est parfaitement calibrée et reproduite dans sa subtilité. Notons un détail qui montre le souci de qualité de l’éditeur et la cohérence du DVD : le menu, laisse défiler, au lieu de la musique, la voix envoûtante de Champlain dans une grande boucle comme si on écoutait une émission en live. En bonus, une interview assez passionnante d’Oliver Stone à propos de la création du film.