mercredi 24 juin 2009

[Chronique] 3 Mario Bava au cinéma et en DVD : Le cinéma des illusions


" Ils font bien les morts, n'est-ce pas ? "

La Baie sanglante

Tout ou presque a été dit sur Mario Bava : cinéaste qui a touché à beaucoup de genres, mais qui au final a su en dégager son style, entre horreur, giallo, érotisme, sadisme et baroque. C'est de ce cinéaste presque plasticien (son utilisation de la couleur en témoigne, le sang gicle des corps comme de la peinture sort des tubes) du rêve éveillé, que Carlotta Films ressort au cinéma (et en dvd) le 24 juin trois des films, moins connus : Les Vampires (I vampiri, 1956), La Baie sanglante (Reazione a catena, 1971) et Duel au couteau (I coltelli del vendicatore, 1966).
Belle programmation qui montre trois films en apparence bien distincts, et pourtant très proches (film fantastique pour Les Vampires, un giallo pour La Baie sanglante, un "western" pour Duel au couteau). C'est que le cinéma de Mario Bava est toujours pavé de chausse-trappe, de faux-semblant, d'illusion et d'artifice. Derrière chaque porte de placard, un cadavre, au fond de chaque baie, un mort, derrière chaque mur, un laboratoire secret. Plus : derrière chaque victime, un tueur potentiel, et inversement derrière chaque héros, un lâche. Dès Les Vampires, corréalisé avec Riccardo Freda, qui raconte l'enquête à Paris d'un journaliste sur un tueur mystérieux surnommé le Vampire. La mort transpire dans chaque plan, grâce à l'utilisation du décor macabre : les nombreux travellings latéraux font la part belle aux inscrutations gothiques (dont des têtes de mort, des démons) sculptées dans la pierre, et le décor révèle magnifiquement à l'avance ce dont on se doute, sur le secret de la dûchesse, qui joue à ne pas être ce qu'elle est. Un décor memento mori. De même le Vampire n'est peut-être pas aussi coupable que ça.

Dans La Baie Sanglante, c'est encore plus prégnant. Véritable petit bijou labyrinthique, Bava emmène les spectateurs vers des fausses pistes à la recherche du tueur, enquête dont toutes les hypothèses sont conclusives. Il inverse finalement le mode du genre giallo, dont la modalité est celle du cheminement du héros vers le tueur en passant par les victimes (enquête) car ici, on commence par les tueurs qui deviennent victimes pour essayer de trouver qui est le héros vers lequel s'identifier. Derrière chaque victime se cache une crapule. Bref tout le monde à quelque chose à cacher et c'est souvent sale. À ce titre, l'utilisation du détail dégoutant dans le film prend tout son sens, car c'est le détail qui révèle que ce qui se cache derrière ces héros n'est pas joli à voir. Ainsi, de la tentacule de pieuvre à moitié morte qui dépasse d'une couverture, de l'insecte empalé mais encore en vie ou celui dans la boîte et qui donnent la nausée aux personnages, Ça grouille sous la surface.


Enfin, imposture aussi dans Duel au couteau, qui n'échappe pas à cette thématique. Western viking pour reprendre le titre d'un des bonus du dvd (je dirai même western spaghetti viking), le film possède la même structure de faux semblant que La Baie sanglante mais en tragique, un tragique que n'aurait pas renier Sophocle, ou aujourd'hui Park Chan Wook quand il fait Sympathy For Mister Vengeance. Ici aussi, tout le monde court après tout le monde. Et derière chaque héros, un crime. L'histoire : Une femme, Karen, et son fils, Moki, sont à la merci d'Aghen, un guerrier qui a causé la perte de son village 12 ans plus tôt suite à un massacre qu'il a causé dans un village voisin. Arald, le mari de Karen, chef du village, a disparu en mer et elle s'est réfugiée avec Moki dans une cabane. Un vagabond va venir par hasard à sa rescousse Ator. Début d'une possible love story et d'une famille qui se recompose (le mari est un fantôme, supposé mort). Mais c'est ici que le sadisme de Bava revient en force, car on apprend que derrière ce personnages cliché (le héros christique), se cache un lourd secret concernant Karen, Moki et Arald. Coup de génie : Lui, avec le temps a effacé ce secret (cette folie) de son esprit (le parallèle avec Old Boy est saissisant). La vérité et la morale sont perdues, car cela remet en cause l'intégrité même de la famille, et les rôles de bourreau, de justicier, et de victime encore une fois se superposent. Ils sont tous victimes de la "mécanique fatale", comme quand Ator apprend à Moki à préparer un piège à renard : "Les animaux sont stupides, ils ne voient pas la supercherie" dit l'enfant. "Parfois, ça arrive aussi aux hommes" répond Ator, qui aperçoit enfin dans quel piège l'a fourré le destin. En témoigne la scène finale, où tout devrait rentrer dans l'ordre, mais où en fait plus personne ne sait quoi penser sur qui.
kc


La Baie sanglante, Les Vampires, Duel au couteau.
Sortie au cinéma 24 juin pour La Baie sanglante et Duel au couteau.
Disponibilité des DVD pour les trois films à la même date.
Les DVD sont accompagnés de suppléments dont des entretiens avec Jean-Pierre Dionnet, Hélène Thoron (et des bonus cachés) et surtout un documentaire rare sur le disque de La Baie sanglante : une émission de la RAI de 1975 avec Mario Bava et Carlo Rambaldi, réalisateur des effets spéciaux des films de Bava.

jeudi 4 juin 2009

Collateral (Michael Mann) : Le Coyote, le sublime et l'ahurissement


Le taxi arrive en périphérie de L.A. En pleine course contre la montre, Max, le chauffeur, et Vincent, le tueur, se retrouvent l'espace d'un instant dans une banlieue
quelconque et pourtant improbable, qui apparaît comme l'autre versant du désert, urbain. Temps mort. Las, un peu paumés, les héros croisent alors des coyotes qui errent dans ce territoire. Croisement des regards entre un des animaux et les personnages, puis la voiture repart, doucement, rejoindre le reste du film. Cette faille dans la narration, on la retrouvera deux ans plus tard dans Miami Vice, avec l'échappée vers la Havane.
Scène proprement ahurissante pour le spectateur, elle l'est tout autant pour Max et Vincent. Si on peut apercevoir plusieurs détails, comme la teinte grise du coyote qui renvoie aux cheveux gris de Vincent, qui ferait de l'un le symbole de l'autre (Vincent est un coyote, un charognard), il apparaît sans doute quelque chose de plus profond, ou disons, plus sourd, qui hante sans doute le cinéma américain. D'abord, le coyote apparaît ici dépossédé de son territoire, le sable et les rochers du désert californien ne sont désormais plus que des poubelles et du bitume. Il y a là quelque chose de profondément triste. Mais aussi, c'est une rencontre, une irruption du sauvage dans la civilisation. Et cette irruption rend les personnages ahuris, K.O. Le regard dans le vide, Max redémarre mais est ailleurs, avec à l'arrière un Vincent, lui-même «mesmérisé », sa tête se balance légèrement au rythme des amortisseurs sur la route, comme si son corps, tellement vidé, sans force, était abandonné par son esprit, n'était plus qu'un pantin désarticulé. À ce moment du film, plus rien n'a d'importance. C'est une des formes du sublime.
Le sublime coyote agit ici alors comme un révélateur. Révélateur de l'inutilité du trajet, et surtout d'un état de somnambulisme permanent dans lequel sont pris les habitants de la ville : Max qui se perd dans son rêve de carte postale pour supporter la routine de son métier, Annie qui est absorbée par son travail, ne pense qu'à ça au point de passer ses nuits au bureau, et Vincent, le tueur qui s'est condamné à vivre sans contact humain (il tue tous ceux qu'il rencontre, même ceux qu'il apprécie comme le trompettiste et, on s'en doute, Max lorsqu'il n'aura plus besoin de lui).
Ils semblent tous deux épuisés, mais cela ne durera que quelques minutes. L'objectif reprend ses droits. Retour en centre-ville, retour à l'action, au rendement et à la vitesse, Max et Vincent auront au moins eu la chance de se perdre un peu en chemin.

kc