vendredi 26 septembre 2008

Miami Vice (Michael Mann, 2006) : Interstices


« Je suis fou des mojitos »
– Sonny Crockett

Le déplacement laisse des traces : les flux (la trace à chaque instant t), les échos-radar, les chocs et la chaleur des particules qui flottent dans l’air suite à un événement. Et pourtant, et paradoxalement, ce que nous dit Michael Mann dans Miami Vice, c’est que ces traces, dans notre monde « sécurisé », deviennent les ultimes endroits où se dissimuler, là où l’on ira pas vous chercher, ou du moins, où l’on ne vous trouvera pas tout de suite. En effet, bien que traînant des informations spatio-temporelles, le déplacement dispose de failles.

Ces failles sont visibles. C’est la rémanence, l’interférence, l’image-fantôme, qui trahissent, un instant, la furtivité. Celle du hors-bord qui se rend invisible des détecteurs AWACS en se plaçant dans le remous d’un autre bateau, où l’avion qui se cache des radars en se mettant dans la trace d’un autre avion. Par exemple, alors que Ricardo Tubbs, qui pilote un Adam 500 [1], s’approche d’un avion de ligne pour profiter de son écho-radar, afin de ramener la drogue à Miami, un des contrôleurs aériens détecte deux spots sur son écran : celui normal de l’avion qui a été déclaré, et suit la ligne qui lui a été allouée, et celle de l'Adam. Puis Tubbs finit sa manœuvre, et disparaît dans l’écho de l’autre. Et lorsque que le chef de la tour de contrôle vient vérifier l’anomalie à l’appel du contrôleur, il ne voit plus qu’un spot : « Ghost. One blip, one plane » déclare-t-il alors. La trace de l’Autre devient l’espace de résistance aux flux et à la surveillance. Ici et à ce moment se trouve le refuge. Le bruit blanc, le bruit de fond comme échappatoire.

Le déplacement, le flux, crée donc des faibles oscillations, des interférences, des interstices, zones grises, espaces-temps où se cacher… l’espace d’un instant. C’est ce qui permet à Sonny et Ricardo de se dissimuler pour avoir la liberté d’agir, pour délivrer Trudy, prisonnière des dealers néo-nazis, pendant qu’ils devaient normalement conduire la drogue en Hors-bord selon le jeu piloté (à la « Simon says ») par le chef des Aryens (Ricardo et Sonny sont alors remplacés par des coéquipiers policiers). Ce dernier, floué, ne distingue rien, hormis les bateaux en mouvement qu’il croit piloté par ces derniers. Ou encore la rencontre amoureuse entre Sonny et Isabella, à l’abri des regards derrière les vitres fumées d’un 4x4, le temps d’un trajet commun pour un deal, alors que les autres sont dans les véhicules environnants, ne se doutant de rien. Miami Vice, c’est la disparition des lieux comme havres de paix, aires de repos. Le statisme que permet un territoire (un chez-soi), un Eden où vivre paisiblement et intimement n’est plus possible. Où être pleinement soi face à l’Autre n’est plus possible. Où la technologie a accompagné la redéfinition de l’identité et où la surveillance l’a tuée, en tout cas étouffée. L’espace a cédé la place au moment, celui du déplacement.

Il ne peut plus y avoir que de brefs instants, fragiles, sous la menace du surgissement inéluctable du moment suivant (par la connexion permanente : portable, Internet et traçabilité). Un moment que l’on ne peut que fuir l’espace d’un hors-champ fugitif, hors-champ qui ne peut échapper à sa monstration. C’est la séquence, magnifiquement mélancolique, de la Havane. Un espace-temps neutre, à la périphérie du champ (lieu de l’action), pas encore tout à fait inclus dans la globalisation, et qui permet la réunion impossible de Sonny et Isabella. Un terrain qui leur permet d’échapper à leur identité, devenue un rôle qui les pose dans des camps adverses (le flic et la femme du Cartel). On suit leur disparition dans la faille.

Le talent de Michael Mann est de donner l’impression, pendant le cours de cette séquence, d’échapper à la temporalité du film, à sa narration. Pendant un quart d’heure, et en un claquement de doigt, deux personnages s’évadent, en passant de la Colombie à la Havane. La drogue, les flics, Ricardo Tubbs, Jesús Montoya, José Yero, Miami, disparaissent, ne deviennent que des évocations, des souvenirs dont on parle, ou auxquels on pense (Sonny sous la douche, se rappelant son double-jeu face à Isabella). La sensation d’être hors du film, d’être dans le hors-champ, ce qui par définition, est impossible (le hors-champ, c’est ce que l’on ne voit pas), mais au moins la sensation.

Le film reprendra son cours avec le coup de fil de Ricardo à Sonny, ce dernier annonçant son retour. Un retour dans l’action. Puis Montoya demandera plus tard à Isabella ce qu’il pense de ses nouveaux sous-traitants, Tubbs et Crockett infiltrés, et plus particulièrement de Crockett. Une manière de signifier insidieusement qu’il sait ce qui s’est passé à la Havane (le cartel a des moyens d’espionnage digne de CIA, dit Tubbs à un moment). Elle ne peut qu’avouer la vérité sans détours (« j’ai couché avec lui »), car mentir à Montoya est trop dangereux. La Havane (là où est née Isabella, son cocon familial [2]) n’était finalement déjà même plus ce havre de paix qu’elle espérait.

KC

1. Un avion qui permet de décoller de pistes très courtes, par exemple celles en terre battue de la jungle.
2. Son cousin gère les entrées et sorties du port. Comme pour dire à Sonny que là-bas, ils ne craignent rien.



Écho-radar : Double-spot.