mercredi 21 mai 2008

Les Barbouzes ou l’enfer du domestique

Film de Georges Lautner, 1964.


« Croyez moi Amaranthe, je suis victime des apparences ! »

– Francis Lagneau

Le terme « Barbouzes » désigne vulgairement les agents du renseignement, ou plus clairement des espions, des agents « infiltrés » qui empruntent une identité. Afin de récupérer des brevets d’armes de destruction massive, les barbouzes se font donc passer pour ce qu’ils ne sont pas. Francis (Lino Ventura) joue à être le cousin lointain d’Amaranthe (Mireille Darc), la veuve naïve du propriétaire des brevets, qui ne sait pas l’importance de ce qu’elle a reçu en lègue. Eusebio Cafarelli (Bernard Blier), lui, apparaît en prêtre. Boris, l’agent russe, prend le rôle du demi-frère de lait réapparu, tandis que Hans Muller, l’agent allemand, se présente comme le psychanalyste du mort. La maison d’Amaranthe, qui va loger tout ce petit monde le temps des funérailles, devient le lieu d’un conflit géopolitique, où chaque nation est représentée, mais de manière déguisée. Se met donc en place un jeu de dupe, de faux jetons, qui provoque la drôlerie du film : les répliques à double sens, qui en surface disent une amabilité, sont en réalité des menaces : « - Bonne nuit chers amis, dormez bien. » lance Cafarelli, signifiant le début des hostilités. « - Vous savez, on dort toujours très bien à la campagne » réplique Francis, ayant compris le message. La nuit va être longue.

Par définition agissant dans l’ombre, les barbouzes se méfient du décor, du château qui les accueille, car la frappe de l’espion est indirecte, c’est celle du piège, de la trappe. Francis, se doutant que sa chambre est piégée, consulte des photos de la même chambre afin de comparer, de vérifier, en jouant au jeu des sept erreurs, que rien n’a bougé. Chaque élément de leur environnement domestique devient un danger potentiel, il faut donc se méfier de tout, et se mettre en position de stalker, parcourir l’espace dans lequel ils se trouvent pas à pas, constamment aux aguets, car les apparences sont trompeuses : La chasse d’eau de Francis déclenche un explosif, de l’acide coule du pommeau de douche de Boris, le contact avec le lit d’Eusebio fait tomber le lustre sur ce dernier, un scorpion se trouve dans le lit de Hans Muller, des cadavres se trouvent dans les placards (et le piano), des Chinois se cachent derrière les murs, etc. La chambre, un lieu assez intime somme toute, devient un terrain hostile, miné, qu’il faut désamorcer : Francis crée un barrage avec les matelas et les meubles, entre lui et la salle de bain pour actionner la chasse d’eau à distance, et éviter les éclats. Eusebio jette une valise sur le lit pour déclencher le piège. Boris passe une brosse sous l'eau pour tester sa dangerosité. Ils tâtent le terrain pour le déminer. Tout le temps. Le repos devient impossible, et la pression constante. La chambre, la pire des jungles.

Mais il faut continuer le faire semblant. Ainsi le lendemain matin, chacun se retrouve au petit-déjeuner en faisant bonne figure devant la gentille Amaranthe (figure de l’opinion publique) qu’il faut séduire (« Les ordres sont les suivants : on courtise, on séduit, on enlève et en cas d'urgence... On épouse ! »). Une parfaite description des relations politiques, car seule la présence de celui qui est hors du jeu de dupe (Amaranthe, les domestiques), permet le jeu, car c’est lui qu’il faut tromper, et c’est à lui qu’il faut cacher ses véritables intentions. Tous les espions, eux, sont finalement dans la connivence car ils partagent les règles du jeu. Et si Amaranthe n’était pas à table, nul doute que les barbouzes se flingueraient. Autre exemple quand Francis veut assommer Rossini qui l’a trahi. Lorsqu’un serviteur traverse le champ, il arrête son geste, et mime une simple conversation. Le spectacle reprend. Puis la nuit tombe de nouveau, et il faut regagner sa chambre piégée qu’il va falloir déjouer.

Dans Huis clos, Jean-Paul Sartre décrit l’enfer comme un petit salon fermé, où la pesanteur est prégnante. Il n’y a rien d’autre à faire que s’asseoir et attendre, car « le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres ». C’est l’autre solution : se murer et rester statique, le meilleur moyen de ne pas déclencher un piège, ni la suspicion. Les barbouzes, trop vivants et vivaces pour cela, s’y refusent de manière sublimement enfantine.

KC